— C’est peut-être mieux ainsi, avait avancé l’Ultime. Nous reviendrons avec un conteneur et du matériel approprié. Ce mur est encore plus solide que votre crâne, pra !
Le secrétaire avait fixé son supérieur hiérarchique d’un air méprisant.
— Je me demande si j’ai misé sur le bon numéro. Vous avez une tendance marquée à vous dérober devant l’obstacle, Votre Grâce.
— Je ne me dérobe pas, j’estime seulement que nous n’avons pas pour l’instant les moyens de le franchir… Et, de grâce, cessez de me considérer comme un numéro !
Pra Toranch avait hoché la tête.
— Ce contretemps est fâcheux, très fâcheux, mais je dois admettre que vous avez raison, Votre Grâce. Nous nous débrouillerons pour revenir et abattre ce maudit mur.
— Les voies d’Idr El Phas…
— Épargnez-moi votre ironie ! L’oiseau s’est enfermé de lui-même dans la cage. Il ne nous échappera pas. Quant à ceux qui l’accompagnent, nous aurons toujours la possibilité de les livrer au rajiss partek. Il changera peut-être d’attitude à l’égard de l’Église. Sans nous, il se figurerait avoir conquis définitivement la terre intérieure, ignorant que des Ewans prolifèrent au-dessus de sa tête.
— Vous exagérez : ils ne sont peut-être qu’une petite poignée là-dedans.
Le secrétaire avait de nouveau brandi la poupée de chiffon.
— Cet objet appartenait à une fillette… La présence d’enfants dans cette galerie prouve qu’il ne s’agit pas de la fuite de quelques résistants, mais d’un véritable exode.
— Un tel environnement n’est guère propice à la survie…
— Qu’en savons-nous ? La roche produit de la lumière : la photosynthèse est donc envisageable et, pour peu que certaines strates géologiques soient composées de terre et d’eau, les gens qui se sont réfugiés ici ont la possibilité de développer des cultures.
— Et l’air ?
— Il vient de galeries transversales comme celles-ci. Ce genre de gouffre communique probablement avec d’autres conduits. Assez bavardé : retournons à notre point de départ avant que ces chers Parteks ne s’aperçoivent de notre absence.
Les craintes du secrétaire étaient infondées. Ils ne rencontrèrent pas un seul officier ni même un soldat lorsqu’ils regagnèrent, à travers champs, la communauté agricole. L’espace d’un moment, ils crurent que les Parteks avaient déserté les lieux et s’étaient dirigés vers une agglomération plus importante, plus propice aux massacres, mais les hurlements et les clameurs qui lacérèrent tout à coup le silence de l’aube leur indiquèrent que les troupes s’étaient rassemblées dans la cour intérieure. Ils contournèrent un bâtiment d’où s’exhalait une puanteur suffocante et s’engagèrent sur le chemin de terre battue, bordé de barrières en bois blanc et parsemé de déjections animales. Les animaux avaient repris connaissance et s’éparpillaient de leur étrange allure cahotante dans les prés environnants. Les femelles peinaient à porter leurs mamelles, placées au milieu de l’abdomen, gonflées à crever. Leurs pis noirâtres abandonnaient des sillages rectilignes sur l’herbe rêche.
Nul ne prêta attention aux deux ecclésiastiques. Ni les Parteks, rassemblés au centre de la cour, ni les cinq autochtones, remis de leur paralysie et alignés devant un mur. Les soldats avaient retiré leur masque et noué leur turban vert sur leur nuque. Couteau et gobelet en main, ils psalmodiaient des hymnes en se balançant d’une jambe sur l’autre.
— Le sacrifice rituel à leur déesse, souffla pra Toranch.
— Quand donc pourrons-nous mettre fin à ces coutumes barbares ? soupira Su-pra Callonn.
— Quand bon nombre d’entre eux auront séjourné dans un four à déchets… Échange de bons procédés.
L’Ultime et son secrétaire se placèrent à l’angle de la cour pour avoir une vue d’ensemble de la scène. Les Parteks avaient dénudé les cinq captifs et les avaient liés à des anneaux de fer qui, scellés dans le mur, servaient en temps ordinaire à enchaîner les animaux domestiques. Les hurlements provenaient de l’adolescent, dont le ventre s’ornait d’une longue incision. Les officiers s’accroupissaient devant lui à tour de rôle et recueillaient dans leur gobelet quelques gouttes de sang qu’ils buvaient avec une avidité extatique. Fou de douleur et de peur, il se contorsionnait dans tous les sens pour tenter de se libérer de la corde qui lui entravait les poignets, mais ses convulsions ne réussissaient qu’à exciter la cruauté de ses bourreaux. À ses côtés, les trois femmes, les deux anciennes et la plus jeune, étaient en larmes, et le visage de l’homme, sillonné de rides, exprimait la colère et le désespoir.
— Faites de moi ce que vous voulez, mais épargnez mon fils ! cria une femme d’une voix entrecoupée de sanglots.
— Nous aurions dû rejoindre ma cousine Merrys, gémit la jeune fille. Nous n’avons aucune pitié à attendre d’eux.
La deuxième femme âgée fixa l’homme d’un air de reproche et souffla bruyamment pour chasser les larmes qui lui encombraient les lèvres.
— C’est toi qui as voulu rester, c’est à toi de nous tirer de là !
Elle s’était exprimée à voix basse, mais ses paroles n’échappèrent pas à l’attention de pra Toranch et le confirmèrent dans son idée qu’une grande partie du peuple ewan s’était réfugiée à l’intérieur de la voûte rocheuse. Il s’avança vers les prisonniers dans l’intention de les interroger, mais deux officiers lui barrèrent le passage, l’air menaçant.
— J’ai quelques questions à leur poser, dit le secrétaire.
— Les opérations militaires relèvent de la seule responsabilité des officiers, répliqua un Partek dont les babines barbouillées de sang lui donnaient l’air d’un fauve dérangé pendant son repas.
— Une centaine d’hommes armés contre cinq autochtones dénudés, dont trois femmes, voilà une opération militaire de grande envergure ! ironisa pra Toranch.
— Tenez votre langue si vous ne voulez pas que je vous la coupe ! glapit l’officier. Notre rajiss ne tolère votre présence que parce que les administrateurs cyniques la lui ont imposée. Il ne verrait aucun inconvénient à ce que nous buvions votre sang et répandions vos entrailles sur la terre promise. Il lui serait facile de prétendre que vous avez perdu la vie au cours des combats.
— Vous appelez combats ces tortures pratiquées sur d’inoffensifs indigènes ?
— Taisez-vous, pra, pour l’amour d’Idr El Phas ! intervint Supra Callonn.
Il savait, pour avoir essuyé fréquemment les colères d’Abn – Falad, que l’officier ne prononçait pas des paroles en l’air, que le rajiss se saisirait du moindre prétexte pour se débarrasser d’alliés qu’il estimait encombrants. Il saisit le bras de son subordonné et le tira en arrière.
Dès lors, ils n’eurent pas d’autre choix que d’assister impuissants, horrifiés, au supplice des cinq Ewans. Les Parteks étaient versés dans l’art et la manière de dépecer leurs victimes tout en les maintenant le plus longtemps possible en vie. Lorsqu’ils eurent à tour de rôle violé les trois femmes – ils réservèrent un traitement particulièrement odieux à la plus jeune, qu’ils clouèrent au sol en lui transperçant les poignets et les pieds de la lame de leur poignard –, ils pratiquèrent les incisions rituelles au niveau de l’abdomen et des aines, s’abreuvèrent de leur sang et leur tranchèrent les tendons des chevilles, des épaules et des coudes. Ils arrachèrent les organes sexuels de l’homme, de l’adolescent, les leur enfournèrent dans la bouche, les détachèrent, leur ouvrirent le ventre, s’amusèrent de les voir ramper avec maladresse sur le sol et répandre autour d’eux leurs entrailles luisantes.
L’oreille avertie de pra Toranch décela des bribes de cohérence dans les phrases en apparence confuses qui entrecoupaient les gémissements des deux femmes âgées. Il reconstitua peu à peu l’histoire de cette famille dont la fille, une torce – ce mot semblait indiquer un état religieux, un rang social en tout cas supérieur –, avait convaincu le gouvernement local de transférer la population dans les mers intermédiaires, information qui confirmait son propre raisonnement. Le père s’était opposé à la mère et avait refusé d’abandonner son élevage. Elle était restée à ses côtés pour des raisons qu’il ne parvenait pas élucider – par amour peut-être –, entraînant dans sa décision sa propre sœur et ses deux enfants. Elle s’accablait de reproches et suppliait les Parteks de l’achever, de mettre fin à son calvaire. De temps à autre, un nom venait mourir sur ses lèvres ensanglantées : Merrys, sa fille sans doute.
Si le secrétaire, fasciné, ne parvenait pas à détacher son regard de ce spectacle, l’Ultime s’était détourné depuis bien longtemps. Il fixait avec obstination l’angle d’un mur et d’un toit, s’évadant parfois sur la voûte vêtue de lumière bleutée, le chapiteau de la stalagmite géante la plus proche, la fleur minuscule de la hotte d’une cheminée. L’expédition de la nuit lui revenait comme un songe. Se pouvait-il qu’il eût réellement volé sur le dos d’un Reskwin ? Qu’il eût aperçu un mur de couleur rouge dans une galerie noyée de ténèbres ? La route pontificale était-elle à ce point tortueuse qu’elle l’amenât à vivre ce genre d’expérience ?
La voix gutturale d’Abn-Falad jaillit soudain de l’émetteur portable d’un officier et résonna, pour les cinq Ewans, comme un signal de délivrance. Le rajiss annonçait à ses hommes le triomphe des armées parteks et la soumission de la planète Ewe. Sa voix amplifiée par l’émetteur semblait surgir des profondeurs de la terre.
— Le grand fleuve de sang coule dans les rues d’Édée, la capitale locale. Un de nos détachements a investi le parlement, le siège du pouvoir autochtone. Nous avons expulsé les usurpateurs du paradis que la Déesse nous avait autrefois promis. Ewe l’aquatique est devenue officiellement une colonie de Part-k la brûlante. Au zénith de Bélem-Ter, nous ferons une déclaration solennelle et nous procéderons à la répartition du butin. Que toutes les troupes disséminées sur la terre intérieure soient rassemblées sur la place centrale de l’ancienne Édée, de la nouvelle Abn-Falad, avant le zénith de Bélem-Ter. Cet ordre vaut également pour nos alliés du Chêne Vénérable. Que la Déesse vous bénisse.
— Que sa déesse l’étouffé ! grommela pra Toranch. Je n’ai rien à faire de sa déclaration solennelle et de sa répartition !
Su-pra Callonn se départit de son mutisme.
— Nous n’avons pas d’autre choix que d’obtempérer. Nous reprendrons nos recherches dès que possible.
— J’ai un mauvais pressentiment. La fuite des Ewans dans ces gouffres de la voûte cache quelque chose…
L’Ultime haussa les épaules.
— L’air de la terre intérieure ne vous vaut rien, pra. Vous disiez cette nuit que les oiseaux s’étaient d’eux-mêmes enfermés dans la cage.
— Connaissez-vous les oiseaux atulls de la planète Goralde, Votre Grâce ? Ils se laissent capturer volontairement pour mieux surprendre leurs adversaires. Au moment où les crocs se referment sur eux pour les déchiqueter, ils crachent un poison foudroyant dans la gorge de leur prédateur. Parfois ils en réchappent, parfois les dents se referment sur eux et leur brisent le crâne, mais, quoi qu’il en soit, le prédateur n’a aucune chance de s’en tirer.
— Le moment est mal choisi de faire étalage de votre érudition zoologique, pra.
— Ce que j’essaie de vous dire, Votre Grâce, c’est que nous sommes peut-être les prédateurs et les Ewans les oiseaux atulls…
— Ils n’ont pas de poison.
— Nous les avons gazés. Qu’est-ce qui les empêcherait de nous rendre la pareille ?
Un voile de pâleur glissa sur le visage déjà blême du prélat dont les yeux rubis s’enfonçaient très profondément sous les sourcils.
— Simple supposition, articula-t-il d’une voix blanche.
— J’aurais aimé m’en assurer en interrogeant ces cinq-là, mais ces crétins m’en ont empêché.
D’un mouvement de menton, il désigna les Parteks qui finissaient de dépecer les corps sans vie des Ewans.
Des milliers d’hommes coiffés de turbans verts se pressaient sur la place principale d’Édée, devant les deux édifices du parlement et du temple. Les pilotes avaient reçu pour consigne de parquer les conteneurs à l’extérieur de l’agglomération pour ne pas encombrer les voies d’accès. Les soldats et les légionnaires d’Hamibal avaient donc effectué le trajet à pied. Ils en avaient profité pour explorer les maisons et les immeubles qui se dressaient sur leur chemin. Ils avaient ainsi débusqué des Ewans réfugiés dans les caves ou dans les combles, des jeunes gens pour la plupart vêtus de combinaisons noires. Bien que ces derniers se fussent réclamés d’un mouvement politique favorable à Hamibal le Chien et en eussent appelé à la fraternité humaine entre les peuples de la galaxie, les Parteks les avaient massacrés après avoir bu leur sang, n’ayant ni le temps de prolonger leurs souffrances, ni l’envie de les gracier. Les légionnaires d’Hamibal s’étaient rués sur les cadavres pour la curée, ne laissant derrière eux que des os et quelques lambeaux de peau.
Sur une colonne de la façade du parlement avait été exposé le corps d’un homme du nom d’Ab-Siuler, qui s’était présenté comme le représentant légal du gouvernement d’Ewe. On lui avait tranché la gorge pour l’empêcher de parler – son verbiage offensait la Déesse –, les pieds, les mains, les organes sexuels. Son sang avait abreuvé des centaines d’hommes, mais il en coulait encore qui grossissait une flaque pourpre sur les dalles du perron et sur les premières marches.
Une sombre vague de violence avait déferlé sur la ville, comme en témoignaient la tenace odeur de boucherie que ne parvenaient pas à balayer les courants d’air, les cadavres qui jonchaient les rues, les jardins et les places.
Au zénith de Bélem-Ter, les trente conteneurs du haut commandement partek descendirent de la cheminée qui surplombait Édée et se posèrent sur l’espace compris entre le parlement et le temple, protégé par un cordon d’officiers. Seuls avaient été admis à pénétrer dans ce périmètre les membres de l’état-major, les officiers d’Hamibal et les deux représentants du Chêne Vénérable.
Vêtu de son habit officiel, veste et pantalon blancs, cape noire, Abn-Falad descendit le premier du conteneur frappé des sabres entrecroisés, symbole de l’autorité du rajiss, et se dirigea vers le perron du parlement. On devinait, sous les replis de son keiff, le sourire qui éclairait son visage émacié. Le suivaient les hauts dignitaires de Part-k, les gardiens de la loi séculaire et les serviteurs de la Déesse, coiffés de turbans noirs ou bleus.
Il s’arrêta devant l’Ultime et, bien que plus petit que le prélat d’une demi-tête, le toisa d’un air arrogant.
— Quel effet cela fait-il d’aider des mécréants à conquérir une terre nouvelle, Votre Grâce ? Quel genre de récit rapporterez-vous à votre Berger Suprême ?
— Quelle sera la réaction d’Hamibal le Chien lorsque nous l’informerons de la manière dont vous traitez vos alliés, rajiss de Part-k ? riposta Su-pra Callonn, une réponse que pra Toranch jugea parfaitement déplacée mais non dénuée d’une certaine noblesse (l’albinos pourrait devenir un bon Berger Suprême, pour peu qu’il cesse de perdre son sang-froid à tout propos).
— Me prenez-vous donc pour un indécrottable naïf ?
Le ton d’Abn-Falad était devenu comminatoire.
— Dois-je déceler des menaces dans vos propos ? demanda Supra Callonn.
Les membres de l’escorte, des vieillards pour la plupart, ressemblaient à des statues de cire. Les pans lâches des keiffs claquaient aux rafales de vent. L’immense foule des soldats s’était tue dans l’attente de l’allocution de leur rajiss.
— Plusieurs solutions s’offrent à moi, Votre Grâce répondit Abn-Falad avec un sourire sardonique. La première, la plus simple, consiste à vous faire mettre à mort et à jeter vos cadavres dans une fosse. La deuxième, à vous crever les yeux et à vous trancher la langue, mais vous pourriez encore témoigner par signes ou par empreinte mentale. La troisième, à vous autoriser à repartir sains et saufs vers Cynis… À laquelle de ces trois possibilités croyez-vous que vont vraiment mes préférences ?
— Et les légionnaires d’Hamibal ?
— Ils ne sont qu’une poignée contre des milliers.
— Si vous nous tuez, rajiss, notre sainte Église exigera une enquête qui établira votre culpabilité dans notre disparition, affirma l’Ultime.
Pra Toranch jugea l’argument peu recevable : d’une part, son supérieur hiérarchique et lui-même ne seraient pas les premiers membres du Chêne Vénérable sacrifiés à la noble cause d’Idr El Phas, d’autre part, en admettant que le Saint-Siège d’Orginn fasse la demande officielle d’une enquête auprès des administrateurs cyniques, plusieurs mois, voire plusieurs années, seraient nécessaires à l’établissement de la culpabilité d’Abn-Falad, et des millions d’étoiles seraient mortes d’ici là.
Le rajiss éclata d’un rire aigu et bref, signe que le secrétaire avait parfaitement évalué les données de la situation. Pra Toranch jugea donc opportun de jouer son dernier atout.
— Nous tuer ne serait pas seulement une erreur, mais également et surtout une faute, déclara-t-il d’une voix forte.
Le Partek lui décocha un regard vénéneux.
— Depuis quand les serviteurs s’autorisent-ils à parler devant leurs maîtres ?
— Depuis que leurs maîtres les y autorisent ! rétorqua Su-pra Callonn avec un sens inespéré de l’à-propos (il pressentait que seul son subordonné avait la possibilité de les sortir de la mauvaise passe dans laquelle ils étaient engagés).
D’un mouvement de tête, Abn-Falad ordonna à pra Toranch de poursuivre.
— Je suis étonné que la très faible densité de la population ewan n’ait pas éveillé votre méfiance, lança le secrétaire. À première vue, cette cité peut contenir des dizaines de milliers d’habitants… beaucoup plus, si j’en crois les rapports verbaux de vos officiers, que les quelques centaines d’hommes, de femmes et d’enfants massacrés par vos soldats.
Abn-Falad s’approcha de lui avec une telle vivacité que sa cape flotta dans son sillage comme une aile inutile.
— Que cherchez-vous à insinuer ?
Il avait posé cette dernière question à voix basse. La remarque de l’ecclésiastique l’avait frappé par sa justesse, et il ne tenait pas à ce que ses officiers et les membres de son escorte trouvent dans cette conversation des prétextes pour contester son autorité.
— Nous avons besoin de certaines garanties, fit pra Toranch après avoir lancé un coup d’œil complice à son supérieur hiérarchique.
— Parlez à voix basse, je vous prie. Quelles garanties ?
— La vie sauve, bien sûr, et un appareil de votre flotte pour regagner directement notre siège d’Orginn.
— Tant que je ne sais pas ce que valent vos informations, je ne puis rien vous promettre.
— Nous savons où se terrent les Ewans qui ont fui le ventre d’Ewe avant son gazage.
Le feu ardent du regard d’Abn-Falad lécha le front et les pommettes de pra Toranch.
— D’où tenez-vous ces renseignements ?
— Vous avez mal apprécié les services que peut rendre un allié comme le Chêne Vénérable.
— Vos Reskwins, peut-être… On m’a dit qu’ils étaient d’excellents limiers.
Le secrétaire inclina la tête comme pour rendre hommage à la perspicacité de son interlocuteur.
— Eh bien, si vous ne m’avez pas induit en erreur et si vous conduisez nos armées au refuge des Ewans, je consens à vous accorder ce que vous m’avez demandé.
— En l’occurrence, votre parole ne suffira pas. Nous exigeons que vous annonciez par voie diplomatique officielle notre départ pour Orginn aux administrateurs cyniques et aux autorités de l’Église.
Abn-Falad grimaça de fureur.
— Tu outrepasses de beaucoup les limites de la correction, maudit prêtre !
— Où est la correction lorsqu’on projette de mettre à mort deux de ses plus fidèles alliés ?
Le rajiss caressa d’un geste nerveux le manche de cristal de son sabre d’apparat. Les membres de l’escorte attendaient, figés. Le mépris d’Abn-Falad envers le Chêne Vénérable était de notoriété publique, et la longueur de cet entretien avec ces deux membres de l’Église les étonnait, les inquiétait, d’autant que le visage de leur chef exprimait une grande contrariété et qu’ils ne saisissaient pas un mot de leur conversation.
— Soit, lâcha le rajiss entre ses lèvres serrées. Malheur à vous si vous m’avez trompé.
Su-pra Callonn enveloppa son secrétaire d’un regard chaleureux. La manière dont il avait retourné la situation pour leur garantir la vie sauve et le retour sur Orginn l’emplissait d’admiration et de reconnaissance. Il avait cru sa dernière heure arrivée quelques secondes plus tôt, et l’intervention du secrétaire avait éclairé l’horizon encore mieux qu’une apparition. Si les voies du prophète fondateur suivaient des cours détournés, elles débouchaient sur un avenir radieux, aussi lumineux que la voûte minérale du ventre d’Ewe.
Des gouttes d’eau froide lui cinglèrent tout à coup le crâne. Il leva la tête et vit qu’une pluie épaisse tombait de l’œil minuscule de la cheminée située au-dessus de la ville. Sur tous les mondes qu’il avait visités, les averses s’accompagnaient de nuages noirs et d’une baisse de la luminosité, mais, sur la terre intérieure, l’éclat persistant de la voûte emplissait les cordes liquides d’une brillance cristalline et bleutée.
— Une tempête océanique, murmura pra Toranch, les yeux levés sur le ciel minéral.
Il avait prononcé ces quelques mots pour se rassurer, mais le mauvais pressentiment qui l’avait envahi dans la cour intérieure de la communauté agricole était revenu le visiter.
— Curieux, fit le rajiss. L’Immaculé était aussi lisse que votre crâne lorsque nous sommes entrés dans la cheminée.
— Nous ne connaissons pas encore les particularités climatiques d’Ewe, avança Su-pra Callonn.
— Il aurait fallu, pour cela, garder quelques prisonniers en vie au lieu de les saigner comme des animaux ! gronda pra Toranch.
Les soldats virent une manifestation de la Déesse dans cette ondée soudaine. Ils retirèrent leur turban, leurs vêtements, et offrirent leurs corps aux caresses de l’eau.
— On dirait que ça se calme ! s’exclama l’Ultime.
Il y eut en effet une petite accalmie pendant laquelle des arcs-en-ciel se multiplièrent autour des deux stalagmites de l’arche, puis la pluie reprit de plus belle, tomba bientôt avec une telle force qu’il fut impossible de rester sous les trombes et que les hommes coururent se réfugier dans les bâtiments voisins.
Le rajiss et les deux ecclésiastiques s’engouffrèrent dans le temple sur les talons des officiers de l’état-major. Des colonnes de lumière s’infiltraient par les vitraux et dessinaient sur le carrelage des cercles colorés. Le grondement des cataractes sur le toit prenait une résonance inquiétante dans le silence profond qui régnait sur l’immense pièce nue.
— La Déesse se manifeste d’une façon qui… commença Abn – Falad en s’essuyant le visage avec le pan de son turban.
— Cessez donc de parler de l’eau comme d’une déesse ! l’interrompit pra Toranch.
La main du rajiss vola vers la poignée de son sabre.
— Une autre parole de ce genre, et je te décapite !
L’espace de quelques secondes, le secrétaire défia Abn-Falad du regard. Les soldats continuaient de s’entasser à l’intérieur du temple, et Su-pra Callonn eut la brève impression d’être un cervidé cerné par une horde de grands fauves. Pra Toranch choisissait mal son moment pour exciter la fureur des Parteks.
— Tuez-moi si ça vous chante ! insista le secrétaire. Dans quelques minutes, nous serons tous morts !
— Vous perdez la raison, pra, bredouilla l’Ultime.
— Souvenez-vous, le poison des oiseaux atulls…
— Quel rapport avec cette tempête ?
Un rictus déforma le visage déjà contrefait de pra Toranch.
— Cette eau, c’est le poison des Ewans ! Ils se sont réfugiés dans les gouffres des hauteurs et ont attendu que les envahisseurs se soient précipités dans le ventre d’Ewe pour ouvrir les vannes de l’Immaculé !
Il avait hurlé comme un damné pour couvrir le vacarme des chutes sur le toit du temple. Il marqua un temps de pause pour laisser à ses interlocuteurs le temps de s’imprégner de ses paroles.
— Idr El Phas ne nous a pas condamnés, gémit l’Ultime. Nous pourrons nager, remonter à la surface, et…
— L’eau des profondeurs océanes n’excède pas dix degrés centigrades, Votre Grâce. À cette température, l’hypothermie gagne le corps en quelques minutes. Préparez-vous donc à comparaître devant Idr El Phas, notre glorieux prophète à la bouche verte.
— Aux conteneurs ! cria Abn-Falad.
Cet ordre ne donna pas seulement le signal de la retraite mais également celui de la débandade. Ils furent nombreux à vouloir s’introduire dans les trente appareils stationnés entre le temple et le parlement. C’était maintenant un large fleuve qui dégringolait de la cheminée et qui, à l’issue d’une chute de deux mille mètres, se pulvérisait sur le sol dans un fracas d’apocalypse.
Ils eurent rapidement de l’eau jusqu’aux genoux.
La panique effaçant toute notion de hiérarchie, le rajiss partek fut piétiné par ses propres officiers. Quelques conteneurs parvinrent à décoller, à prendre une vingtaine de mètres de hauteur, mais la cataracte les précipita sur les toits des bâtiments d’Édée.
Su-pra Callonn avait perdu son secrétaire de vue. Il tenta encore d’agiter ses bras et ses jambes pour se maintenir à la surface. Mais, ses membres engourdis ne lui obéissant plus, il sombra peu à peu dans un cauchemar liquide et glacial.
Pra Toranch avait eu raison, comme toujours.